"La carte et le territoire" Michel Houellebecq

Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l'histoire, il commencerait peut-être par vous parler d'une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël.
Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d'une première exposition de son travail photographique à partir de cartes routières Michelin. C'était avant que le succès mondial n'arrive avec la série des "métiers", ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l'écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l'exercice de leur profession.
Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police.
Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n'émettra plus que des murmures.

L'art, l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort, le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman, résolument classique et ouvertement moderne.

Ce roman est un véritable bijou, son auteur un génie littéraire. Tout est concentré dans ces quelques centaines de pages, on y découvre une tendre histoire d'amour ou la douleur d'une situation familiale, le tout sur fond artistique puis l'histoire prend une tournure totalement opposée et l'on se retrouve en plein roman policier, à tel point qu'on se demande si on n'a pas ouvert un second livre !

Le fait que j'ai habité 35 ans dans le Vème arrondissement de Paris et que je connaisse parfaitement les quartiers auxquels l'auteur fait allusion renforce mon impression enjouée. Je vois ce qu'il décrit, je comprends pourquoi il se dirige à tel endroit, je suis en terrain connu. Il a ce don qu'ont peu d'auteurs, de décrire une situation avec des mots simples tout en sous-entendant le côté complexe des sentiments qui l'habitent.

Au bout milieu d'un suspense, il a l'idée de génie de nous décrire, comme on pourrait le lire sur un magazine spécialisé, les spécificités techniques de son appareil photo, de son Audi ou encore d'un logiciel informatique. Ces informations tombent comme un cheveu sur la soupe et trouvent malgré tout leur place puisqu'elles font intégralement partie de son quotidien. Jamais il ne s'enterre dans des descriptions inutiles, tout est concis et pratique. Cependant, si on arrive à lire entre les lignes, on ressent la complexité de son fonctionnement psychique.

Les plus ou moins copiés - collés provenant (je le suppose) de Wikipedia m'ont beaucoup amusée. Il vit dans son temps et ses intrusions pratiques forment une parenthèse, parfaitement intégrée bien entendu, qui ne manque pas d'esprit. C'est une sorte de pied de nez à l'information trouvée via les moteurs de recherche, une forme de provocation.

Que dire de plus sur cette œuvre qui est certainement l'une des plus abouties de Michel Houellebecq, devrais-je dire "Maître Houellebecq" ? J'avais lu ses trois premiers romans et j'avais arrêté de le suivre. Quelle erreur j'aurais commise si j'étais passée à côté de "La carte et le territoire" ! Ce livre restera gravé dans ma mémoire comme l'un des dix meilleurs lus dans ma vie, c'est certain.

Je me délecte de ses critiques acerbes ou de la façon dont il donne son opinion sur le monde des médias en choisissant quelques personnages clés des années 2010, nous avons en face de nous l'un des plus grands hommes littéraires français. Précipitez-vous sur ce bijou ! 9/10 ★

Que Flammarion n'oublie pas de corriger les trois coquilles regrettables que j'ai pu relever lors des prochaines rééditions : "des délits banaux", "une minijupe courte" ou encore "il se refusa de se soigner"...